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Sornettes ou vérité ?

 

Extrait du recueil 2014

Lecture et entretien avec les comédiens de la Comédie-Française, Coraly Zahonero et Eric Génovèse

Atelier du Rush

Sornettes ou vérité ?, Erika Szewski, 1er prix, édition 2014

 

Vue

 

       Je sens Jeanne qui approche. Cette façon de claquer la porte de la voiture, cette façon de faire gémir ses semelles, l’usure sur l’extérieur de la chaussure à cause des jambes un peu arquées : je vois tout. J’entends tout, aussi : il y a d’abord le bruit du plastique limé par le goudron, puis le souffle urgent, comme si les poumons se logeaient si haut dans l’être que l’air n’avait pas à parcourir la distance qui sépare les poumons des gens normaux des narines des gens normaux, comme si l’air s’échappait à peine entré, comme s’il lui était insupportable de pénétrer un corps à la fois si désirable et si répugnant.

     Vérité ! Je ne pouvais pas faire erreur : je ne jaugeais le monde que du haut de mes neuf ans, mais l’odeur m’était familière.

     Jeanne n’y avait pas pensé, ne m’imaginant pas - alors - capable de ce dont elle n’était pas. Capable. De percevoir et de différencier des milliers de fragrances, d’en saisir la moindre nuance. Car j’ai toujours l’air inférieur, de prime abord, et je peux moins que les autres, en effet. Je suis moins que les autres, de leur point de vue. Mais cet homme aime gober les pistaches entières, glisser sa langue dans l’interstice et faire plier la coque d’un coup sec, puis ramasser du pouce et de l’index les débris déposés sur ses gencives ou coincés dans le creux des molaires, croquer le fruit, avaler et recommencer, et je le sais sans qu’on me le souffle. Je hume. Je devine. Je pénètre les âmes et les mauvaises habitudes. Comment ? Son haleine, grasse et salée, et la peau de ses doigts à jamais imbibée du parfum de la graine mouillée. Vérité ! L’homme venait de cracher les fragments de coquilles comme un rapace sa pelote, sa collection de petits os brillants. Jeanne avait ronchonné. Nous jouions pour la première fois, et j’avais gagné.

     Ce jeu, je ne le choisis pas. Elle me l’imposa, comme on m’avait imposé sa présence pour remplacer le chien - ma mère n’en tolérant pas le moindre - quand on avait découvert mes grands yeux blancs ou mes grands yeux noirs, mes grands yeux monochromes : je ne sais pas ce qu’est le noir, j’ignore ce qu’est le blanc, je ne sais que ce qu’on m’en dit, mais je sais tout du reste.

       Vérité ! A ma naissance, mes géniteurs avaient cru à une mauvaise blague : Dieu avait pissé dans mon berceau et sa pisse m’avait brûlé les yeux. Ils étaient verts, je suppose. Mes parents. On dit que la honte colore la peau en vert – j’aurais tant aimé les voir. J’étais l’enfant infirme, le raté, l’erreur de jeunesse, la copie non conforme, l’injustice, mais le fardeau de la culpabilité était plus lourd que mon corps d’enfant tronqué : on ne pouvait m’abandonner au coin d’une rue ou à la lisière d’une forêt. J’étais le drame personnifié, je ne promettais que le malheur à venir. Le nouveau-né aux yeux morts était une malédiction : il fallait qu’ils souffrent.

      Les parents de Jeanne n’en étaient pas revenus, eux non plus. A sa naissance, ils avaient cru à une erreur. Ils avaient rougi, je suppose, quand on leur avait tendu le couffin – car on dit que la fierté fait rougir la peau. Cette fillette était trop belle pour être réelle, trop belle pour être leur, et trop belle pour être abandonnée par ses géniteurs au coin d’une rue, ou à la lisière d’une forêt. Et pourtant il avait bien fallu bien que quelque chose les y pousse. Peut-être avaient-ils déjà lu, dans son regard, ce que mes yeux y liraient un jour, à leur manière.

      Les règles du jeu sont simples. Elle me décrit ce qu’elle voit vraiment, ou choisit de détourner la vérité et d’imaginer ce qui lui plaît et à moi de jouer : sornettes ou vérité. Il n’y a pas d’alternative, une seule vérité : de nous deux un seul vainqueur. Si je réponds correctement, Jeanne me récompense. Si je me trompe, elle me sanctionne.        Lorsque nous commençâmes à jouer, Jeanne et moi étions comme frère et sœur, cul et chemise, chien et aveugle. J’avais appris à marcher agrippé à son buste, elle avait appris à parler suspendue à mes lèvres. Nous étions si souvent accrochés l’un à l’autre qu’on ne savait plus distinguer le chien de l’infirme, on ne savait plus lequel avait domestiqué l’autre, et nos parents - mes biologiques, ses adoptifs - avaient appris à nous aimer en paire, même si Jeanne était plus aimable pour les raisons qu’on connaît.

      La partie débuta peu après qu’elle eût rapporté à notre mère une histoire qui faisait grand bruit à l’école et qui mettait en scène le maître de CE1 et un élève de la classe. Jeanne était à l’origine de la tempête. Elle disait avoir vu par l’embrasure de la porte le maître passer sa main dans les cheveux du garçonnet qu’on appelait le Petit, tant il était fragile et falot. Sornettes! Elle disait qu’il lui avait caressé la joue en souriant. Elle disait qu’il avait fait glisser sa main le long du buste en cristal du Petit. Sornettes ! Elle disait que le corps vert – on dit du fruit jeune qu’il est vert – s’était immobilisé, n’avait pas réagi, désarmé. Qu’il n’avait pas poussé de cri. Elle disait avoir vu tout cela. De ses propres yeux.

    Je ne fus pas étonné que Jeanne mentît, car Jeanne mentait souvent. Mais ce mensonge était différent. Il mettait en cause Monsieur Lafronde, que j’aimais beaucoup. J’aimais Jeanne, aussi, et j’avais toujours pardonné ses fourberies, mais il n’était pas question que Monsieur Lafronde avale son poison. J’avouai à notre mère : Jeanne est une bonimenteuse. Jeanne fait encore son cinéma. Maman savait, au fond d’elle-même, que si mon mal s’affichait aux yeux de tous, aux miens exceptés, celui de Jeanne était plus sourd : la peau blanche, la grâce vulpine masquaient le noir du dedans. Maman savait déjà, mais elle refusait de voir : peu de voyants font de leur sens bon usage.

     Tu l’as vu, toi, s’approcher du Petit avec l’air de vouloir la lui mettre ?

   Maman n’était pas certaine d’avoir entendu distinctement. Jeanne s’approcha de moi, si près que je percevais son odeur de mangue – sa chair était semblable à celle du fruit, et en exhalait le parfum. Elle posa sa voix farine et ses pattes blanches sur mes épaules – louve –, puis arrondit ses mots en bulles de savon pour me les faire éclater au visage.

   Tu l’as bien regardé ? Tu le connais, toi, Monsieur Lafronde ? Quels vêtements portait-il ?

    Jeanne n’avait jamais fait preuve de cette bassesse-là. A mes yeux, c’était le plus beau des aveux. Quand Jeanne fabulait, j’avais l’habitude de me taire. Ce jour-là, j’avais trahi ma partenaire. Evanouis, sa grâce et son esprit. Jeanne savait très bien que je pouvais deviner quels vêtements portait le maître. Des bretelles qui claquent, une fermeture éclair qui pousse un petit cri, frottée contre le rebord du pupitre, un pull qui caresse l’air de la salle de classe et la réchauffe, feutre l’atmosphère : je pouvais tout voir. Mais nous n’étions plus dans la classe de Monsieur Lafronde et j’ignorais de toute évidence quels vêtements il portait ce jour-là. Elle avait planté son aiguille là où elle pensait blesser, mais les yeux morts ne sentent rien, pas même le savon qui pique les yeux. Je m’approchai un peu plus et la regardai, à ma façon. Evidemment, le Petit n’avait pas démenti, et je savais très bien comment elle s’y était prise. Beaucoup rêvaient de participer à la mise en scène de Jeanne.Tous, à vrai dire, auraient supplié pour obtenir un rôle.

     Jeanne tambourina de toutes ses forces de petite fille – une hirondelle – sur la porte de notre chambre. Je n’ouvris pas. Elle s’épuisa et se laissa tomber contre la porte, puis pleura sans bruit. Cela m’avait toujours interloqué : mes yeux, s’ils ne pouvaient pas voir, pleuraient à l’occasion à chaudes larmes et une puissante symphonie rythmait mes sanglots. Si Jeanne émettait les cris qui habillaient ses pleurs, je savais qu’elle jouait, qu’elle voulait impressionner notre père ou s’attirer quelque faveur. On essuyait sa joue du pouce et on la serrait très fort, on arrondissait les lèvres pour lui donner un gros baiser et on gobait ses larmichettes au passage – elles avaient un goût de berlingot, personne ne pouvait y résister.

     Arrête de pleurer, Jeanne.

  J’ouvris. J’avais volé son intimité. J’avais bravé les contraintes physiques de l’univers. Ma perception n’était limitée par aucune porte, aucun mur, aucun monde. J’avais perçu ses sanglots à travers le chêne massif de la porte, j’avais perçu ses sanglots muets à travers sa peau, ses muscles et ses os.

   C’est alors que Jeanne commença à me jalouser. Elle avait connu la gloire, j’avais grandi à l’ombre. Mais tandis qu’elle n’était belle qu’aux yeux des naïfs - la plus belle de leur royaume - moi, j’avais un vrai talent : je pouvais voir sans regarder.

                                  ...      (extrait des pages 15 à 21 éditions Buchet chastel)

 

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